Olivier Cornil

n’est jamais allé à Vladivostok

V L A D I V O S T O K 

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[ J’ai en moi un attrait irrésistible pour l’étranger. Jamais dans l’idée de décrire des ailleurs ni d’expliquer d’autres, juste par besoin d’être confronté à ces ailleurs et à ces autres. Mettre pour la première fois le pied dans un lieu ou un paysage, me transposer dans l’inconnu, me procure des joies énormes. Simples.

Je ne suis pas un globetrotter. Je pense être de temps à autre atteint du mal du pays. Souvent du mal des miens. La solitude m’est précieuse dans mon quotidien mais m’insupporte quand je suis loin. Quand j’y suis, il m’arrive fréquemment de rechercher ce qui évoque les lieux d’où je viens. Il m’est arrivé de faire de merveilleux voyages sans pouvoir me séparer d’une tristesse. Dans ces moments je me déchire, je m’en veux de ne pouvoir supporter la distance, de ne pouvoir profiter de la chance d’être là-bas. Et pourtant, toujours, dès que j’en ai l’occasion, je repars. Sourire aux lèvres. ]

J’ai voulu aller me balader, seul. Chercher des images.

Lors de mes vacances, en famille ou entre amis, je prends toujours un moment pour m’isoler. En voiture ou à pied, avec mon Mamiya. Un besoin. De ces moments de solitude ressortent des images solitaires. Très peu de présence, presque aucun portrait. Je cultive cette recherche de l’absence. D’une forme de mélancolie, voire de désolation. Cela n’a rien à voir avec mon caractère. Ni avec mon état d’esprit, même si je dois comme chacun contenir des ombres. Que je sois heureux ou triste n’y change rien.

J’aime l’aube plus que le crépuscule. Elle est promesse et puissance, départ et renouveau. Ce jourlà nous nous en allions après une semaine paisible aux abords du canal. Je me sentais le cœur lourd de quitter ce lieu que peut-être je ne reverrai jamais plus. Et surtout j’étais triste de ce voyage qui ne tenait pas ses promesses. Je ne savais toujours pas si je parviendrais à ramener des images correctes. Je ne savais pas où me mènerait le bus que j’allais prendre. Je savais avec qui j’étais tout en étant certain de vouloir être avec quelqu’un d’autre. L’aube était là mais les circonstances de mon voyage (et mon état d’esprit) faisaient que j’étais sourd à ses promesses.

Une fois encore il n’y avait pas moyen d’aller plus loin. La route menait à un petit village, un nom qui ne s’écrit que sur les cartes très détaillées. Après lui il n’y avait que l’eau. Sur les quelques maisons, heureusement car il était trop tard pour faire demitour, il y en avait une qui pouvait nous accueillir. Surtout, il y avait une femme, qui nous ouvrait sa porte. Derrière nous attendaient une chambre et un repas dans sa cuisine. Martha était belle, enrobée, semblait douce : elle me faisait penser à ma grandmère. Elle nous a préparé un plat simple et bon. La cuisine était fonctionnelle mais agréable : le lieu de vie de la famille. L’odeur était celle du feu de bois et des vieux tissus.

Je ne suis qu’un touriste. Parfois avec un sac à dos, souvent avec une valise. Je paye pour tout ce que je consomme : le gîte et le couvert. Je ne suis jamais certain du sourire que l’on m’offre, ni de l’accueil que l’on me fait. Le lien est biaisé d’entrée. C’est évident : je suis une source de revenus.

Pourtant, en de très rares occasions, même si le lien est identique, tout semble naturel. Comme ce jourlà, quand Martha nous a ouvert sa porte et a cuisiné pour nous : je me suis senti chez moi.

Je m’en vais de biais, je cherche le travers, je m’aventure. Dans les endroits où l’on n’irait pas a priori. Dans les villages, les arrièrecours et les culsdesac, les fermes et les hangars perdus. En ville les points de vue hors des regards, les banlieues et alentours. Je fuis les lieux touristiques, ou trop peuplés. J’espère rencontrer mais sans forcer : je me borne souvent à saluer. Les seuls à qui je parle sont les animaux et les arbres.

Il arrive qu’il n’y ait rien d’autre qu’une corrélation de couleur qui me plaise.

De passage dans une grande ville je fais rarement des images. Trop de gens, de maisons, de voitures. De bruits et d’odeurs. Je m’y sens étranger plus que partout ailleurs, ce qui devrait me plaire, mais je n’arrive pas à y trouver ma place. Peutêtre estce simplement moi qui y suis de trop ?

J’étais seul. Je ne sais plus pourquoi. Il avait dû partir de son côté, moi du mien. J’errais dans les rues, comme toujours. Je suis passé par le bord de mer. Je cherchais un café ou je pourrais écrire et, si possible, fumer. Je suis tombé sur le musée de l’armée. Il avait l’air minuscule : une simple maison. Je suis entré. C’était rébarbatif : des armes les unes après le autres ( j’ai une profonde aversion pour ces objets ), des maquettes des navires de diverses expéditions et conquêtes, un décor de bateau peu crédible et des portraits, costumes et autres actes de naissance de marins oubliés. De pièce en pièce je me demandais ce que je pensais pouvoir trouver ici avant d’entrer.

À la fin de la visite je l’ai vu : un vestige un peu ridicule de leurs revendications sur un bout de territoire qui ne leur appartient pas. Je l’ai longuement regardé et je me suis dit qu’il pouvait très bien provenir d’un quelconque réfrigérateur.

Il y a beaucoup de “peutêtre”, et quantité de “parfois”. Des “sans doute” également. C’est parce que je ne suis sûr de rien.

C’était un rêve ancien : me faire raser cette vieille barbe touffue et irrégulière par un professionnel. J’y avais souvent pensé. À Lisbonne et à Rome. À Turin, aussi. Les rasoirs qui se déplient, la lenteur, le geste et le blaireau. Une fascination. Il a fallu que je me retrouve le plus loin de chez moi, me sentant plus seul que jamais, pour le tenter.

J’avais essayé de rentrer en contact avec ses compatriotes depuis deux semaines, sans succès. Après avoir marché des jours entiers dans les petites rues de la ville, je l’ai vu coupant les cheveux d’un homme assis sur un tabouret, presque au milieu de la rue. J’ai attendu qu’il ait fini avec son client, me suis approché, lui ai montré ma barbe et mimé le mouvement de ciseaux. Ou bien le geste de raser, je ne sais plus. Il m’a regardé étrangement puis m’a fait signe de m’asseoir.

Son matériel était rustique, sa lame antique. Le drap qu’il me déposa sur les épaules était troué. Il a aiguisé son vieux rasoir sur un cuir, appliqué de la mousse sur mon visage. Il a soupiré. M’a penché la tête vers l’arrière, appuyé le tranchant sur la gorge et tiré une première fois. J’étais effrayé à l’idée qu’il me coupe : j’avais des doutes sur la propreté de son outil. Il a soupiré à nouveau. Un passant s’est arrêté pour nous regarder et s’est mit à rire, semblant se moquer de mon barbier. À ce moment je me suis rendu compte qu’il n’avait peut-être pas l’habitude d’une pilosité aussi drue : les hommes d’ici sont plutôt glabres. Il a choisi d’ignorer le passant, rincé sa lame, et l’a reposée sur ma peau. Les soupirs s’amoncelaient.

Les passants, dont certains nous montraient du doigt, également. Ils riaient avec le premier. Le barbier commençait à s’y mettre, et j’ai suivi, même si je ne comprenais pas. Une rue perdue, un homme se fait raser, un rire qui enfle. Il a terminé sa tâche, tant bien que mal, sans m’entailler. La coupe n’était pas parfaite, mais c’est de loin le meilleur moment de ce séjour.

[ Lorsque je voyage, je passe beaucoup de temps à rechercher des endroits où je puisse boire un bon café et fumer une cigarette. Pour pouvoir exercer ces deux activités simultanément, il me faut parfois bien de la patience : en fonction des destinations cela peut tenir de la gageure. Étant à l’extérieur la plus grande partie de la journée, il m’est essentiel de trouver ces points de chute. J’aime écrire, aussi, dans des lieux de vie. Et, finalement, je ne suis rien d’autre qu’un fumeur invétéré et un puits à café. ]

Je me suis installé dans un petit troquet. Je prends une bière, qui est assez bonne, légère. Le lieu est parfait, comme je les aime. Un convecteur au gaz dont le revêtement imitation bois est usé tente de compenser les trous béants qui encadrent la porte. Le tenancier est acariâtre, celle qui semble être sa compagne avenante. Ils doivent tous deux approcher la soixantaine. Les tables et chaises sont rudimentaires. Ils viennent de changer la musique d’église qui régnait dans le lieu pour une radio commerciale : j’espère qu’ils ne l’ont pas fait pour moi. Nous sommes quatre clients. Je suis le plus jeune, et de loin. Nous fumons tous. La tenancière vient d’ouvrir une petite fenêtre pour aérer : un châssis usé, simple vitrage. Il n’existe pas de système pour tenir la fenêtre ouverte, elle la cale avec un bout de bois. Hier j’ai dû utiliser le même procédé, dans une auberge, pour extraire la vapeur de la salle de bain : j’ai utilisé une de mes chaussures.

Aux murs quelques autocollants publicitaires et des pingouins, évidemment, comme partout ici. Deux vieilles photos de la ville et le compteur électrique, à nu. Les rideaux qui recouvrent presque entièrement la fenêtre sont de tulle jauni ; un homme les écarte régulièrement et regarde dans la rue. Il est seul à sa table et au contraire des autres clients n’adresse la parole à personne. Il commande ses bières et semble composer un numéro sur son téléphone portable. Ses doigts s’agitent, il le porte à son oreille un instant, le repose sur la table. Dodeline de la tête de temps en temps et puis écarte à nouveau le rideau, observe la rue.

Le patron est sorti. Lorsqu’elle est venue me servir ma seconde bière, j’ai demandé à la tenancière si je pouvais photographier son café et, mieux, faire son portrait.

Pour le lieu, en l’absence de son mari, elle ne préférait pas. Et en ce qui la concerne, elle ne s’estime pas sous son meilleur jour : elle ira fin de semaine chez le coiffeur. Je pourrai repasser ce jour-là. Une excuse mille fois entendue qui n’exprime qu’une gêne. Je n’insiste pas. L’homme à la fenêtre se lève et s’en va. Je lui emboîte le pas.

Je l’observais à distance depuis un moment. Il est resté longtemps, parfaitement statique, à côté d’une colonne rouge et or en plastique. Aucun geste, aucune parole, aucun lien.

Son clone est arrivé pour le remplacer dans un semblant de chorégraphie. Il s’est ensuite éloigné d’un pas mesuré, tel un métronome, est entré dans un bâtiment, en est ressorti presque immédiatement un sac à la main. À proximité il a trouvé un endroit relativement calme et s’est assis, le sac posé entre les jambes. Il a regardé face à lui un moment, alors qu’il n’y avait rien à voir. Et s’est mis à manger ce qu’il y avait dans son sac. Je ne lui donnais pas plus de quinze ans.


J’ai souvent tendance à noircir le trait. À souligner ma part sombre par ce que je fais. C’est un penchant ancré. Si je récidive c’est qu’il me sert ou me plaît. Pourtant beaucoup de mes images sont le fruit d’instants que je considérerais presque comme magiques. Des accumulations de détails et de lumière qui s’agencent pour m’offrir ces photographies. C’est ce que je capture. Certaines sont de purs moments de félicité. Il suffit d’un homme qui pêche à l’aide d’une boîte de conserve. Je suis là. Il arrive. Et se place magnifiquement dans mon cadre. Présent.

Elle était en peignoir, charentaises aux pieds. Il faisait chaud et sec. Elle est passée à côté de moi sans me voir ni entendre mon salut, comme si je n’existais pas. Un chat est venu un instant se frotter contre mes jambes avant de la suivre en sautillant. Ensuite ils ont tous deux disparus.

Nous étions là pour un des plus grands festivals auxquels nous avons participé. Un des plus connus au monde, je pense, mais je n’oserais l’affirmer. Nous logions chez l’habitant, à quelques kilomètres de la ville, dans une zone aride où, selon notre hôte, vivent des serpents à sonnette. Des propriétés grandiloquentes et clôturées, à l’accès hautement déconseillé, jouxtent des zones d’apparence plus pauvre parcellées de terrains affublés de caravanes résidentielles. Un point commun : l’omniprésence du drapeau de l’état.

Nous avions à notre disposition de belles chambres, la cuisine nous était dévolue, le terrain de tennis, la piscine et le hot tub n’attendaient que nous. J’avais le sentiment d’avoir été télétransporté dans un autre monde. Notre hôte, dès que possible, nous offrait les services de son bar à cocktail, judicieusement disposé à côté de la piscine. Nous y avons laissé quelques neurones. Nous avons beaucoup parlé avec cet homme, des mœurs de son pays. Parfois violent, souvent répressif. Et arrogant. C’est ce que je ressentais. Il ne semblait pas avoir d’avis, se bornait à répondre à nos questions.

J’ai une tendance naturelle à préférer le faible au fort. À l’époque où nous sommes allés là-bas, un débat opposait ce pays à la France. Un conflit d’idée, à propos de l’ingérence et d’une invasion. Dans toute la ville se promenaient des personnes portant des t-shirts où était écrit, accompagné des cartes à échelle des deux nations :Texas is bigger than France”. C’est ce genre de suprématie revendiquée, de mépris pour les autres, qu’il m’est difficile de supporter.

[ De loin, parfois, c’est mieux. ]

J’étais en résidence, pas très loin de chez moi, et je montrais mon travail. Il y avait une image, parmi les autres, dont je discutais avec un ami. Pas transcendante, l’image, mais bonne néanmoins, très signifiante, selon moi. Elle me questionnait. L’ami en question n’y voyait rien.

Elle était pour lui inconsistante, voire inutile. Je ne comprenais pas. Lui non plus. Je ne comprends toujours pas. Certains détails me sautaient aux yeux ; ils n’évoquaient rien pour lui. Dans certaines de mes images il y a un petit personnage, perdu, qui me raconte son histoire, son vide, ses interrogations. Parfois c’est un objet, ou une marque sur un arbre. Sans doute ces détails n’évoquentils rien non plus pour cet ami. Peutêtre pour vous en estil de même ? J’espère seulement ne pas être le seul à les voir.

Je n’ai jamais aimé le littoral belge. Il n’évoque rien pour moi. Trop bâti, trop peuplé. Nombre de mes amis y ont passé leurs vacances, enfants, et sont nostalgiques de certaines stations balnéaires qui s’y trouvent. Pas moi. Dans mon chef ce n’est que surpeuplement et laideur. Je sais : je suis catégorique, je manque de souplesse.

A égale distance de mon domicile, vers le Nord ( vers le Sud c’est à peine plus éloigné mais aussi intéressant ) se trouve un littoral bordé de campagne, avec des petits villages portuaires où l’on voyage dans le temps, avec des plages sans fin où l’on est pas obligé de marcher sur ses voisins. C’est agréable à voir et à vivre. Et parfois, le soir, on y est seul. Une belle solitude.

Je n’avais jamais vraiment parlé avec eux, pour la simple raison que nous n’avions jamais été en contact. Certaines de mes idées vont à l’encontre du comportement de leur nation : des actions et idées politiques qui ne me concernent pas, dont je ne subit aucun effet, mais qui m’affligent. Dans ces pays éloignés je les ai pourtant croisés à de nombreuses reprises, tant ils sont nombreux à y voyager. Ils étaient comme moi : des touristes. Nous logions, mangions et randonnions dans les mêmes lieux. J’ai voulu leur parler, pour avoir leur point de vue, enrichir ma réflexion. Mais je n’ai pu qu’être transparent. Ils étaient toujours en groupe et la présence d’autres semblait superflue. La présence de tous ceux qui n’étaient pas eux. Désagréable sentiment.

Un matin, pourtant, devant une auberge de jeunesse, j’ai fumé une cigarette avec l’un des leurs. Seul à seul, pour une fois. J’ai tenté de nouer une conversation, ai posé des questions. Les réponses étaient sèches et courtes. Pas beaucoup plus sympathique que ces compatriotes mais au moins pas hermétique. J’ai voulu le photographier, et contre toute attente il a accepté. J’avais trouvé le fond qui me convenait : les couleurs de son drapeau, avec des barreaux. Un peu mesquin de ma part, sans doute. Anodin certainement. Mais j’étais heureux de l’enfermer, à ma manière.

Une question me revient sans cesse lorsque je pense à lui et ses compatriotes : “ Comment un peuple qui a tant souffert, et qui revendique sans cesse cette souffrance passée, peut à son tour être capable d’infliger des douleurs, d’enfermer et de stigmatiser ? ” Je n’ai pas eu l’occasion de la poser.

J’apprécie l’inadéquation, l’étrangeté, ce qui me semble inapproprié. Un personnage ou un objet qui ne cadre pas dans le paysage. Peutêtre estce cela qui me plaît dans le voyage, simplement : découvrir ce qui ne fait pas partie de mes habitudes. Qui est hors de ma culture. Mes images n’ont sans doute rien d’universel. Et je me demande souvent ce que penseraient les habitants des images que je prends des lieux où ils vivent.

Au détour d’un voyage se retrouver devant un lieu mythique. Un nom entendu des centaines de fois et qui évoque l’évasion, l’essence du voyage. Un ailleurs inatteignable. Et pouvoir se poser devant, le voir. Le regard vitreux, perdu, réalisant à peine le fait d’être là. Ce n’est qu’un bras de mer, avec un peu de terre de chaque côté. Une terre même pas belle, sèche, sans vie. Mais son nom me porte et je ne me lasse pas de le contempler. Je ne serais pas plus étonné d’être au Cap Horn, ou au pied de l’Everest ( ne rêvons pas : je ne serai jamais à son sommet ). Après ici, il me reste à me rendre à Vladivostok. J’en ai toujours rêvé. Le nom, sa musique. Symbole. Mon Ailleurs.

Ce n’était pas la première fois que nous venions dans cette ville. Nous y avions alors passé de très bons moments. Cette fois nous étions trois. Il faisait très froid. La ville est grande, nous avons beaucoup marché, et visité. Le meilleur moment ( selon moi ) était le soir, quand pour nous réchauffer nous cherchions un endroit où prendre quelques verres en discutant et fumant. Nous sommes naturellement allés vers un lieu que nous connaissions déjà, en face d’une salle où nous avions donné deux concerts. Le café était toujours à sa place. Le whisky était bon, les murs tendus de tissus épais et les tables dépareillées. La musique agréable et la faune souriante.

Nous étions en verve : ce fût un bon moment. De bons moments, même, car nous y sommes retourné plusieurs fois, presque jusqu’à l’aube.

Malgré tout, sans jamais en parler ( ni eux, ni moi ), je sentais sa présence parmi nous. Sans doute ressentionsnous tous son absence dans ces lieux chargés de souvenirs.

Une ville nouvelle pour moi, qui m’a plu dès les premiers pas. Le tracé des rues, le relief, les espaces et les parcs. Nous y avons mangé les meilleurs hamburgers du monde, deux soirs d’affilée. Nous y avons bu des verres, dans de bonnes ambiances et de plus sordides : un homme, saoul, lançant son énorme verre de bière sur la tête d’une femme, ivre. Elle, semblant à peine éprouver une douleur, lui criant après alors qu’il s’enfuit, le sang dégoulinant sur son visage. Nous, interdits.

J’y ai bu un très bon café, nous avons visité une usine désaffectée, vu trois bateaux, grands et échoués. Devant une base militaire un navire de guerre entièrement noir, agressif, montait la garde. Plus loin je me suis posé sur une place herbeuse avec en son centre un sapin de Noël artificiel de bien six mètres de haut. J’ai beaucoup aimé cette ville. Un peu rude par endroits, elle était aussi sinueuse et enchanteresse, entre sa mer et ses coteaux.

Un matin, arrivés au bout d’une côte abrupte, nous sommes restés en arrêt, de concert. Nous n’avons plus rien dit, sommes restés figés. Face à nous une très belle succession de collines portant des maisons toutes différentes, en style et en couleur. Un rayon de soleil, à travers le filtre des nombreux petits nuages, voyageait sur ce paysage.

J’ai sorti mon appareil de mon sac à dos et porté le viseur à mon œil. Et je me suis abstenu. C’eût été une image inutile. Il y a des images que je préfère de loin garder en mémoire. Celleci y est encore.

Ensuite nous sommes descendus, le soleil s’est répandu. Au détour d’un sentier une scène qui me plaisait, plus en accord avec la ville que j’avais visité : un camion à l’arrêt dans une petite rue, du linge qui sèche.

Je ne veux pas distinguer le faux du vrai. Je voudrais montrer ce qui est. Ou plutôt ce que je vois être. Dans certains lieux on nous donne à voir des espaces qui ne sont que des décors. C’est parfois évident. Il y a aussi des endroits qui nous semblent des décors et qui sont la réalité, simple, de ceux qui vivent là. Ils semblent avoir posé pour nous les éléments qui nous charment.

Il y a des voyages plus agréables que d’autres. Ou, dit différemment, il y a des voyages dont je me passerais. Parmi ceux-là il en est un qui, même s’il a porté des fruits, m’a littéralement anéanti. Pour diverses raisons, par diverses personnes, ici et là-bas.

Sur ce voyage d’une semaine je n’ai trouvé la force de m’isoler que pendant une paire d’heures.

La tête embrumée je ne voyais rien. Inutile. Vide. Dix fois j’ai sorti mon appareil et dix fois je l’ai rangé. J’étais en voiture : je survolais. Au sommet d’une côte je me suis arrêté. Un stupide banc de bois m’avait donné l’envie de me garer. Ce n’était pas un bel endroit : il y avait beaucoup de passage et face au banc une maison décrépite et déprimante. Des annexes en plastique ondulé, d’autres écroulées. Un chien solitaire qui grognait.

Derrière le banc des arbustes denses, non taillés : je m’y suis enfoncé. Je fuyais, j’en avais envie. J’ai marché un moment, arpentant des prés, jusqu’à parvenir à un petit promontoire qui dominait une vallée. Un banc, là aussi. Je m’y suis assis. J’ai pu y reprendre le souffle que j’avais perdu dans mes pensées. Me poser. Ensuite j’ai pu continuer.

Il y a des lieux en construction. Parfois des villes entières, ou des banlieues. Il existe également des villes en destruction. Elles semblent se vider. Désertées.

Certaines encore ne semblent jamais finies. Elles donnent une impression de chantier perpétuel : tiges de métal attendant un second étage, routes de terre, terrains vagues récurrents.

No man’s land. Far-west.

Loin. Très loin. Un bus suit un tracé rectiligne. Et entre dans une ville qui grandit petit à petit, au fur et à mesure que nous approchons de ce que nous supposons être son centre. Nous ne sommes que deux à descendre à cet arrêt. Dans les rues adjacentes pas plus de monde. Nous avons déposé nos sacs à l’auberge et décidé ensuite d’aller nous dégourdir les jambes. Après des rues commerçantes et quelques artères secondaires désertées, nous nous rendons directement à la gare prendre un billet pour une autre destination, le plus tôt possible le lendemain. Nous n’avons aucune envie, et aucune raison, de rester ici.

Les rues suivent un quadrillage précis, il n’y a aucun relief et les maisons ont toutes l’air neuves. L’architecture est préfabriquée. Plus loin nous entrons dans un quartier de baraquements en construction. Il y en a des dizaines, tous identiques dans la forme. Seule la couleur des volets change selon la rue. C’est déprimant : cette bourgade donne l’impression de n’être qu’une banlieue. À la fin de la route principale, pourtant, un rire franc fait son apparition : un monument à la gloire du symbole de la ville, qui se dit capitale internationale de la pêche sauvage. Ça ne s’invente pas. Nous avons bien ri, posant devant à tour de rôle.

Ensuite j’ai pensé aux nombreux touristes qui se promènent dans notre capitale, en cherchant la statue d’un de ses principaux représentant : un petit garçon qui urine. Ce qui n’est certes pas moins ridicule.

[ Vous arrivetil à vous aussi, de manière obsessionnelle, de vouloir savoir ce qui se cache derrière le mur qui vous fait face ? ]

Timidité : ne pas parvenir à demander à quelqu’un de faire son portrait. Je m’exaspère.

Je l’avais repéré à son entrée dans le bus. Une aura, un style, que sais-je ? Il avait attiré mon regard. Il était seul. Je voulais en faire une image. J’y ai pensé pendant plusieurs heures ; durant la première partie du trajet. Comment ? Que dire ? À quoi me sert cette intrusion  ?

Le bus s’est arrêté : nous devions attendre la barge qui nous mènerait de l’autre côté du détroit. Je suis descendu juste après lui. Assez facilement je lui ai adressé la parole, demandé où il allait et d’où il venait. Il se rendait dans une grande ville, loin d’ici : un lieu lié à son travail dans l’industrie pétrolière.

Il revenait d’une semaine de vacances avec sa famille, femme et enfants, qu’il ne voyait que trop rarement. Sans se plaindre, heureux d’avoir un bon travail.

Il avait l’air content de parler, de partager, malgré ma pratique lamentable de sa langue. Je lui ai demandé si je pouvais le prendre en photo et il a accepté. J’étais heureux, comme si j’avais franchi un cap. Il m’a souhaité bon voyage. J’ai oublié de lui demander son nom. Nous sommes montés sur le bateau, avons repris nos places respectives dans le car, et laissé le détroit derrière nous.

A la suite d’un site touristique très connu et fréquenté, passage obligé et intéressant, nous avons pris les chemins de traverse sans nous soucier de la direction, sans but à atteindre. Rouler par plaisir, avec de la musique. Ne penser à rien d’autre que ce que l’on voit. J’ai beaucoup aimé le faire avec elle ( on ne le fait pas assez souvent ). Campings désertés, maisons anciennes, chemins de terre et pinèdes. Quelques pins parasols. Peu de gens : nous sommes hors-saison. Un dernier chemin cahoteux qui s’avère sans issue. Ou plus ou moins : à sa fin la mer et une plage de sable fin. La plage est grande, la mer belle. Un individu qui s’éloigne. Sur le sable, des détritus de toutes sortes, rejetés par les eaux, sans doute. Dans deux mois peut-être des dizaines de personnes viendront nettoyer tout cela, vider la plage de ses immondices afin de permettre aux vacanciers de s’y prélasser.

Jamais je n’avais vu un tel carnage. Honte. Sur moi. Sur nous.

Bon nombre de mes déplacements à l’étranger sont les tournées avec Girls in Hawaii. Un groupe d’amis, un projet humain, une belle façon d’aller ailleurs. Parmi mes plus beaux souvenirs et, je l’espère, projets futurs.

Les tournées c’est avant tout le passage furtif. Nous ne restons que rarement deux jours au même endroit. C’est parfois étrange. Et photographiquement particulier. J’essaie à chaque étape de ménager un moment pour m’évader et prendre quelques images. Survoler un lieu, le toucher sans pouvoir y entrer. Cependant, dans cette rapidité, cette vie de nomade, il se passe des moments hors du temps. À l’aube ( encore ) prendre un bateau dans la brume pour aller un peu plus vers le Nord. Regarder le port s’éloigner doucement. Le jour se lever. Un café à la main à côté d’un ami.

[ Il me semble toujours étrange de faire des images de personnes que, selon toute vraisemblance, je ne verrai plus jamais. L’ acte, une fois la demande effectuée, est agréable. Le contact est intéressant même si souvent trop furtif. Ce sont toujours des personnes qui m’intriguent. Pas uniquement par leurs traits ou caractéristiques physiques : c’est surtout la manière d’être qui m’intéresse. De temps en temps la façon d’occuper l’espace. Mais au final, quand je regarde ces quelques visages, j’ai l’impression de me constituer une collection de fantômes : je ne sais pas s’ils vivent encore. Je sais seulement que j’ai aimé les croiser. ]

Être sur une île. Y perdre mes repères.

J’aime les arbres. Je les regarderais des heures. Je pense en avoir photographié des dizaines, si ce n’est des centaines. Leurs courbes, élancements, stigmates et courbures. Ils me dépassent, ils me survivent, ils étaient déjà là. Ils sont un refuge, où que ce soit.

Lorsque nous sommes dans les bois, avec mon fils, nous nous arrêtons de temps en temps pour dire bonjour à certains d’entre eux, sentir leur odeur et toucher leur écorce. C’est apaisant. Mon fils est petit encore. Parfois, lorsque l’un d’eux est taillé, cassé, ou juste mort, au sol, il me demande pourquoi. Je ne sais pas toujours quoi lui répondre. Je ne sais toujours pas quoi lui répondre.

Être ailleurs et avoir l’impression, un instant, que tous ceux qui m’entourent se ressemblent. Avoir peur de m’y perdre. Basculer dans une autre dimension. Me faire happer.

La neige, le ciel et la roche. Il n’existait plus que ça. Mon regard se perdait. Heureux de contempler ; rompu d’être monté. Il n’y a pas de grand exploit : ce n’était pas très haut. Mais je n’avais jamais encore pu observer tel paysage. Cependant, une fois de plus, arrivé là, la pensée nauséabonde que c’était avec elle que j’aurais du y être s’est glissée en moi. Comme face au glacier, par exemple, et bien d’autres lieux. Devant lesquels se renforce l’idée que je ne suis pas capable de savourer seul un paysage. Plus encore : je n’en suis pas capable si j’ai l’impression de ne pas être accompagné de la bonne personne. Une culpabilité : partir. Finalement, luttant, rejeter l’idée. Exclure les images d’elle et ne penser qu’à moi. Profiter. Sur cette petite montagne enfin accepter la chance du voyage sans penser à ceux qui sont restés. Enfin être là où je suis, entier.

Peut-être aurais-je dû en faire le tour, prendre l’image à l’inverse. Le lieu est idyllique, le temps et la nature en font partie. Une forme de violence, tapie. Une chose au potentiel apocalyptique. Mais éteint, sans que nous sachions si c’était à l’instant ou à jamais. Nous étions seulement en train d’observer une beauté, un potentiel et notre fragilité.

Si j’en avais fait le tour, j’aurais pu photographier huit personnes posées sur la crête, fascinées, hypnotisées, par un trou.

J’avais quitté le hameau de bonne heure, les autres dormaient encore. Je voulais découvrir les environs, seul. J’étais arrivé la veille. J’ai suivi la route qui menait au village, d’abord, ne connaissant rien. Prenant un chemin en pente douce sur ma droite, entre les arbres, j’ai vu deux épaves de voiture, des Renault Dauphine à ce qu’il m’a semblé. Plus loin un crâne d’animal, blanc et propre. Un chien enchaîné m’a férocement aboyé dessus. De l’autre côté de la maison qu’il gardait un homme sec et chauve, chemise à carreaux, coupait du bois. Il n’a pas levé la tête de son ouvrage. Ensuite des oiseaux et des arbres. Plus rien pendant des centaines de mètres à part des arbres et des oiseaux. Le chemin se faisait de moins en moins présent, et de plus en plus accidenté. Une pente abrupte et l’ombre. À son faîte le soleil et un plateau sur lequel était posée une ferme de petite taille, fatiguée. Je l’ai contournée, elle était silencieuse. Perdu sur une très vaste prairie, derrière, se tenait un homme qui de cette distance me paraissait assez vieux. Je l’ai regardé. Il m’a observé. Et s’est mis à marcher : il s’éloignait de moi. Une démarche cadencée, presque cassée, un peu voûtée. Je voulais voir son visage et j’ai décidé de le rejoindre. J’ai eu l’impression que son pas s’accélérait. À une ou deux reprises il s’est furtivement retourné. Si rapidement que je n’ai pas eu le temps de lui faire signe. Je l’ai hélé, mais il n’a pas semblé entendre. J’ai hésité à le laisser partir. J’avais envie de le voir, de lui parler, de peutêtre le photographier. Mais il était toujours loin et disparut soudain de mon champ de vision.

Je suis arrivé au bord du pré : à mes pieds une vallée encaissée, petite, avec en son centre un ruisseau. De grands arbres dont les feuilles naissent ou vont naître. Vert tendre. Mon vieillard était là, au milieu de la végétation, me fuyant toujours. J’ai pris une image, où il s’est caché.

L’objectif du jour était de prendre un piquenique au bord de la rivière. Un cour d’eau d’un mètre cinquante de large, agréable et limpide, autour des méandres duquel étaient disposés des barbecues de pierre. Endroit de détente dominicale pour les gens du coin. Nous étions en pleine semaine, un midi : il n’y avait que nous.

Un peu plus loin, explorant les environs après avoir ( bien ) mangé, j’ai vu d’anciennes tourbières gardées par trois cabanes de bois. Plus près il y avait des traces de passage : destruction des intérieurs des cabanes et extraction de tourbe. Certaines personnes doivent encore se chauffer de cette manière ici.
En regagnant la route nationale je l’ai aperçu derrière une rangée d’arbres, au centre d’une grande clairière. Un monstre terrassé, écrasé. Je me suis un long moment demandé, lui tournant autour mon
Mamiya à la main, ce qui avait pu lui arriver. Peutêtre avaitil subi quelque déluge ? Il avait quelque chose de préhistorique.

Ce soirlà nous allions jouer dans un chapiteau rouge, sur des docks inutilisés. Je voulais aller explorer les embarcadères et voir des navires, mais les autres avaient envie de visiter le centre de la ville. N’ayant pas le cœur à rester seul je les ai accompagnés. Rues piétonnes mignonnes, décorations jolies, devantures aguichantes. Une terrasse. Et une église contemporaine qui, elle, ne manquait pas d’intérêt. Sur le retour la nuit arrivait et la lumière me plaisait. Je me suis laissé distancer volontairement. Quand ils furent loin je me suis assis sur un muret pour regarder les lumières sur le fleuve. J’ai bien failli manquer le début du concert.

[ Mais moi, j’ai une petite “ chambre à écrire ”, une machine, et quelques livres qui possèdent les vertus dont je manque. Peut-être faudrait-il encore que je m’invente un uniforme pour me donner du cœur. Forcément, devant tout cet appareil, le sentiment de mon indignité m’écrase, et j’ai beau m’accrocher, souvent le soir tombe sans qu’il y ait rien de fait. En revanche, sur des billets de métro qu’on griffonne, sur de modestes menus à prétentions françaises en tête desquels on peut lire “ ce restaurant à l’air con ” ( c’est l’air conditionné ) ou en courant derrière un tram qu’on rate, j’attrape des idées comme d’autres la vérole : sans trop de peine et surtout sans faire exprès. Celles-là seules m’intéressent mais trop souvent ces morceaux de papier se perdent dans la couture des poches, se prennent dans un canif qui les tranche, ou la transpiration fait couler l’encre et l’on ne peut plus les lire – Dieu l’a donné, Dieu l’a repris -, ou je m’en sers étourdiment pour laisser mon adresse à un étudiant que je ne reverrai jamais. Parfois tout de même, en vidant mes poches et mon portefeuille, je sauve quelque chose, et j’ai bien pu dans la journée interviewer un professeur illustre ou aller à travers cent quiproquos photographier dans une école des choses que je croyais curieuses et qui ne le sont pas ( du quotidien, mais je l’ignorais ), c’est là, dans ces quatre ou cinq lignes, qu’est mon seul bénéfice. Voilà le travail, et ce que je puis faire à côté [], c’est seulement pour me donner un peu d’épaisseur, jeter un peu d’ombre portée, et n’avoir pas complètement disparu.

Nicolas Bouvier, Chronique japonaise]

Ce qu’on nous donne à voir est planifié, organisé. Là où nous vivons, là où nous allons, nous ne pouvons poser notre regard que sur des paysages sur lesquels nous n’avons pas de prise. Nous ne pouvons qu’assister à leur transformation. Si ce n’est, pour certains, dans leur ( petit ) jardin.

Certains nous plaisent et d’autres pas. Nous n’avons comme choix que de chercher, et peut-être trouver, celui qui nous conviendra le mieux. C’est ce mieux qui m’importe.

Je n’apprécie pas tout dans la ville où je réside : j’ai envie de la quitter, même si je l’ai aimée et l’apprécie encore souvent. Si je ne sais pas encore où j’irai, il est certain pour moi que mon nouveau cadre de vie ne sera pas parfait. L’herbe ne sera pas plus verte ailleurs. Mais je tenterai de la faire mienne. C’est tout ce à quoi j’aspire.